dimanche 11 avril 2010

Eminemment politique

Musicalement, le troisième opus d'Eminem n'est d'aucun intérêt particulier. La présence de Dr. Dre aux manettes peut bien en avoir gonflé l'aura, à l'écoute, les instrus brillent surtout par leur discrétion, la maigreur des beats et l'absence de mélodies (excepté, bien sûr, le refrain de 'Stan', emprunté à Dido). Les Inrockuptibles parleront d'un "gangsta-rap qui aurait accepté un régime slim-fast". Toute la place est laissée au timbre nasillard du MC, à son flow d'une souplesse et d'une technicité remarquables. Immense disque de comédie, 'The Marshall Mathers LP' permet par exemple à Eminem de jouer plusieurs personnages au sein d'un même morceau ('Stan', encore). Surtout, ses paroles ont du sens, ce que fans et détracteurs ont rarement relevé, butant sur chaque vanne sans même soupçonner le sombre et imposant tableau de l'Amérique brossé en filigrane.

Vous dites personnel, c'est politique "Tu ne peux pas me rater : je suis blanc, blond et mon nez est pointu" ('Criminal'). Le teint pâle d'Eminem fut souvent souligné : le dernier album de rap "blanc" ayant connu un succès (presque) comparable à celui du 'Marshall Mathers LP', vendu à 1.760.049 exemplaires la semaine de sa sortie , était 'Licensed to Ill' des Beastie Boys en... 1986 ! Surtout, alors que 'Licensed to Ill' renvoyait l'image de rappeurs uniquement intéressés par la fête, bardés de références rock, 'The Marshall Mathers LP' dévoile une violence que l'Amérique ne croyait pouvoir venir que des ghettos afro-américains (le parallèle avec Elvis, qui choqua le pays en dansant "comme un noir", est évident). Eminem, lui, a grandi au beau milieu du Missouri, puis à Détroit, décor de l'apocalyptique 'Amityville'. Le rap "middle coast" existerait donc ?

Ce déracinement, qui le place au-dessus des "familles" hip-hop, favorisera sans doute le succès de l'album. Il engendre également une écriture intime, le rappeur ne parlant qu'en son nom. Chaque titre donne lieu à un déballage cathartique (enfance mise à nu, épouse explicitement nommée...), qu'un tissu d'insultes vient pudiquement recouvrir - sans doute faut-il voir dans certaines injures homophobes la même volonté de masquer une vulnérabilité inédite dans le rap, de même que la misogynie du rappeur cache un fond puritain ("J'ai perdu mes valeurs quand le Président s'est fait sucer dans le Bureau ovale"). Oui, les textes d'Eminem ont une portée sociale. Mais plutôt que de brandir un manifeste, celui-ci explore les conséquences psychiques du désordre familial ou d'exigences trop lourdes à supporter ("Laissez-moi seul, quand vous me voyez dans la rue, ne venez pas me parler..." implore-t-il dans 'The Way I Am'). Autant de problèmes touchant une jeunesse "white trash" privée de Black Panthers et d'éducation politique. Pas moins de cinq titres racontent des crimes vengeurs à la première personne. Avec 'The Marshall Mathers LP', l'Amérique découvre un ennemi infiltré, ces petits WASPs joufflus, acnéiques et binoclards que l'absence de repères a transformés en monstres.

Eminem l'antiaméricain ?
Un an tout juste avant la sortie de 'The Marshall Mathers LP' a lieu la tuerie du lycée de Columbine (Colorado) : deux élèves en tuent onze autres, ainsi qu'un professeur. L'ombre du drame plane sur l'album, Eminem prenant même la défense de Marilyn Manson, son alter ego rock, alors accusé d'avoir incité Eric Harris et Dylan Klebold à passer à l'acte : "Quand un gars tire dans son école, ils accusent Marilyn. Mais où étaient leurs parents ? Maintenant regarde l'Amérique moyenne, c'est une tragédie" (dans 'The Way I Am'). Au centre d'accusations identiques, le MC demande ironiquement, dans 'Who Knew', "quels dégâts un stylo peut-il faire ?". Enfin, 'Stan' lui donne l'occasion de se distancer d'un premier degré suspect : "Je dis ces conneries juste pour faire le pitre."

Eminem ne fait pas que se défendre, il accuse. Premiers visés, les adultes (lui-même ayant été abandonné par son père, puis élevé par une mère junkie) : "Ne me blâmez pas quand le petit Eric saute du balcon. Vous étiez censés le surveiller. Apparemment, vous n'êtes pas des parents..." Vient ensuite la société américaine dans son ensemble, coupable de glorifier la violence ("'Fuck' est le premier mot que j'ai appris") ou de faciliter le port d'armes ("Qui a apporté les flingues dans ce pays ? Je ne pourrais même pas passer les douanes à Londres avec un pistolet en plastique..."). Paru dans l'intervalle qui sépare le drame de Columbine de l'élection de George W. Bush, deux ans avant le 'Bowling for Columbine' du cinéaste Michael Moore, 'The Marshall Mathers LP' fait figure de premier grand manifeste de l'antiaméricanisme des années 2000. Eminem, un artiste engagé ? La confirmation viendra fin 2004 avec l'album 'Encore', sur lequel il exprime explicitement sa haine du chef de l'Etat américain. Mais parce qu'il est plus facile de s'attaquer aux symptômes qu'aux sources du mal, c'est Slim Shady lui-même, produit dégénéré de cette société, qui devient l'épouvantail des parents américains. Lire la suite de Eminemment politique »

Aucun commentaire: